De l’extérieur des États-Unis, on peut être décontenancé par les références religieuses, sincères ou opportunistes, qui s’immiscent dans les discours politiques depuis les années Reagan ou par certains leaders religieux qui s’invitent.
Malgré cela, on ne peut décoder le rôle des identités religieuses lors des élections américaines à partir d’une lecture opposant simplement les religieux aux progressistes sécularisés. Même très à gauche, femmes et hommes politiques ne sont pas rares à évoquer leur foi.
Bien que les leaders de la droite chrétienne s’unissent dans l’objectif d’obtenir un accès privilégié au bureau ovale, les diverses populations croyantes sont, en réalité, assez divisées au plan politique.
J’ai une formation de géographe, d’historien et de religiologue. J’étudie depuis vingt ans l’évolution de la diversité ethnoreligieuse au Québec dans sa globalité ou selon certains univers religieux particuliers. Mes analyses se basent sur les données de recensements canadiens et sur des enquêtes de terrain. Depuis 2016, je me suis penché sur certaines élections à diverses échelles (Montréal, Québec, Canada, États-Unis), en particulier sous les angles géographiques et culturels.
Des appartenances confessionnelles clivées par les réalités ethniques
Le sens des inclinaisons partisanes des groupes confessionnels peut mystifier si on ignore que les groupes ethniques ou « raciaux » qui les composent, de par leurs expériences historiques, leur sociologie et leurs sensibilités, expriment souvent de fortes divergences sociopolitiques.

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Ainsi, les institutions de recherche spécialisées dans les sondages comme le Pew Research Center et le Public Religion Research Institute (PRRI) en sont venues à dégager et mettre en relief des sous-ensembles ethnoconfessionnels dans certaines enquêtes.
Les trois grands blocs ethnoconfessionnels protestants
Selon le recensement du PRRI, en 2022, 41 % de la population américaine s’associe à l’une ou l’autre des nombreuses Églises constituant le monde protestant. Ces Églises peuvent s’opposer aux plans de la théologie et de certaines positions sociales.
Les Églises mainline (le « courant principal » d’un point de vue historique) sont plus libérales et sont sensibles aux causes de justice sociale. Les Églises évangéliques sont réputées pour leur conservatisme plus ou moins accusé. Il existe toutefois des Églises évangéliques libérales.
En combinant la dynamique libérale/conservatrice avec la dimension ethnique, on peut distinguer, sous des appellations parapluies, trois grands blocs ethnoconfessionnels.

Les deux premiers blocs sont constitués des franges euro-descendantes des Églises mainline et des Églises évangéliques. Chaque bloc réunit un tiers de l’univers protestant américain ou 14 % de la population totale.
Le troisième bloc rassemble le tiers des protestants d’autres origines (Afro-descendants, Latinos, etc.). Plus de la moitié sont des Afro-Américains dont la représentation atteint 8 % de la population du pays. Deux Afro-Américains protestants sur trois sont membres de congrégations associées aux « Églises noires » de diverses confessions. Les Latinos évangéliques sont souvent oubliés dans les analyses.
Selon une étude publiée par Pew en 2014, les fidèles des Églises noires se rapprochent des évangéliques blancs sur le plan des croyances théologiques tout en étant plus près des positions libérales des fidèles blancs mainline sur des enjeux sociaux comme l’avortement. Au contraire des blancs évangéliques et des mainline, les protestants noirs jugent positivement l’intervention de l’État en matière d’aide aux démunis.

De façon générale, le parti républicain remporte haut la main les faveurs des évangéliques blancs. Les mainline blancs sont davantage partagés entre les deux grands partis bien que la majorité penche du côté républicain.
À l’opposé, les protestants noirs s’orientent massivement vers le parti démocrate, surtout depuis les grandes heures du mouvement des droits civiques.
Par leurs valeurs conservatrices, notamment en ce qui concerne l’avortement, les Latinos se rapprochent des évangéliques euro-descendants républicains.

Les catholiques : unité confessionnelle, diversité ethnoculturelle
De leur côté, les catholiques forment 23 % de la population américaine selon recensement du PRRI de 2022. Si cet univers est uni au plan confessionnel, il est très diversifié au plan ethnoculturel.
Plus de la moitié des fidèles (55 %) ont une origine européenne (irlandaise, française, italienne, polonaise, etc.). Quatre fidèles sur dix (37 %) ont une origine dite « latino » ou « hispanique » (mexicaine, porto-ricaine, cubaine, salvadorienne, etc.). Ces deux blocs représentent respectivement 13 % et 9 % de la population américaine.
Bien que cette dynamique se joue au sein d’une seule et même Église, la polarisation des fidèles entre conservateurs et libéraux ne manque pas de se présenter ici aussi.
Depuis 25 ans, les Euro-descendants favorisent le parti républicain. La propension des Latinos catholiques à voter démocrate est importante bien que les allégeances tendent à se diversifier. Les antisocialistes d’origines cubaine et vénézuélienne sont enclins à voter républicain.
Les autres communautés
Le panorama chrétien comprend aussi 3 % de membres d’autres Églises dont les mormons, les témoins de Jéhovah et les chrétiens orthodoxes. Si les mormons privilégient largement le parti républicain, la marge de soutien s’effrite.
Les Américains de religion autre que chrétienne (juifs, musulmans, bouddhistes, hindous, etc.) représentent 6 % de la population. Aussi différents soient-ils, ces univers se tournent surtout vers les démocrates.
La mutation récente du paysage religieux change la donne politique
Malgré les impressions que peut donner le contexte, le phénomène de sécularisation qui traverse les sociétés occidentales n’épargne pas les États-Unis. Depuis des décennies, les diverses Églises protestantes et l’Église catholique ont perdu beaucoup d’ouailles en dépit des apports de l’immigration chrétienne.
Selon le PRRI, entre 2006 et 2022, la part des protestants mainline blancs au sein de la population américaine passe de 18 % à 14 %. La proportion des catholiques blancs glisse de 16 % à 13 %. Fait encore peu connu, les évangéliques blancs, qui dominaient le paysage religieux avec une représentativité à la hauteur de 23 %, voient maintenant cette dernière réduite à 14 %.
À l’inverse, la proportion de personnes sans affiliation religieuse grimpe de 16 % à 27 %. Ces derniers se disent affiliés à « aucune religion en particulier », sinon athées ou agnostiques. Les principaux intéressés sont plus naturellement portés vers le parti démocrate dans un rapport allant des deux tiers aux trois quarts.
Les fluctuations des inclinaisons partisanes de Bush à Biden
Selon les sondages de sortie des urnes menés par Pew, entre les élections présidentielles de 2000 et de 2012, le taux d’appuis des protestants aux candidats républicains oscille peu. Il atteint 59 % en 2004, année où les thèmes entourant la politique internationale favorisent l’élection de George W. Bush. Il fléchit à 54 % en 2008 lors de la première élection de Barack Obama.
Depuis 2004, les trois quarts des évangéliques blancs soutiennent les postulants républicains. La préférence républicaine des protestants mainline blancs demeure très stable, autour des 53-55 %. Bien que massif, le soutien des protestants noirs aux candidats démocrates peut fluctuer. Il descend à 86 % en 2004 et se hisse à 95 % en 2012, à la seconde élection d’Obama. Le taux de participation des Noirs dépasse alors celui des Blancs.
Dans la période 2000-2012, la majorité des catholiques préfèrent les candidats démocrates sauf en 2004 (47 %). Toutefois, les catholiques blancs penchent majoritairement pour les candidats républicains avec un taux passant de 52 % à 59 %. Les catholiques latinos se rangent clairement derrière les démocrates dans une marge de deux contre un, le sommet atteignant 75 % en 2012.

En 2016, les leaders de la droite chrétienne trouvent en Donald Trump le bon candidat pour réaliser leur projet de hâter le retour de la religion chrétienne dans la gouvernance, voire dans la société, l’objectif le plus immédiat étant de contrer le droit à l’avortement. La droite religieuse est une coalition qui rassemble principalement des évangéliques, mais aussi d’autres protestants et des catholiques fondamentalistes.
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Alors qu’Hilary Clinton remporte le vote populaire, les quelques évangéliques blancs démocrates continuent de glisser vers le parti républicain. Trump remporte non seulement la majorité des protestants (56 %), mais aussi des catholiques (52 %).
En 2020, 59 % des protestants appuient Trump grâce à la mobilisation des évangéliques blancs qui l’épaulent à la hauteur de 84 %. Par rapport à 2016, le vote des protestants mainline blancs ne bouge pas (57 %). Joe Biden, catholique pratiquant, réussit à sauver les meubles en ralliant 49 % des catholiques, à peine moins que les 50 % de pro-Trump. Aussi, Biden conserve 40 % des protestants au sein desquels les Afro-Américains comptent pour beaucoup.
En effet, les non affiliés changent la donne, car 71 % d’entre eux rejoignent Biden. C’est six points de plus que pour Clinton. La victoire démocrate est faite d’appuis plus diversifiés.
Ce qui bouge
D’ordinaire, les questions proprement religieuses ne sont pas à l’avant-scène lors des campagnes présidentielles. Le coût de la vie, la santé, l’accès à du logement abordable et la sécurité sont actuellement les préoccupations les plus souvent évoquées.
Cependant, l’invalidation de l’arrêt Roe contre Wade par la Cour suprême, en 2022, aura fait du droit à l’avortement un enjeu électoral. Si Trump s’est fidélisé la droite religieuse, le parti républicain s’en trouve électoralement fragilisé puisque, selon les enquêtes du PRRI et de Pew publiées en mai 2024, la majorité des populations religieuses, chrétiennes et non chrétiennes, se disent en faveur de ce droit. Seuls font exception la majorité des évangéliques blancs et quelques autres groupes.

En regard des sensibilités politiques des groupes ethnoreligieux, le déclin numérique des évangéliques, la montée des non affiliés et la croissance démographique des Hispaniques posent des défis aux stratèges politiques et aux chercheurs – surtout que les choix individuels semblent moins automatiques qu’auparavant.
Depuis quelque temps, certains mormons se sont éloignés de Trump. Biden a perdu des plumes dans quelques communautés ethniques (Afro-Américains, Latinos, autochtones). Quelques Hispaniques se sont tournés vers Robert Kennedy jr.
Traditionnellement polarisés au profit du parti républicain, les évangéliques blancs constituent toujours une force politique, en cela aidée par ses leaders médiatisés. En même temps, les protestants afro-américains et une kyrielle de petits groupes non chrétiens sont tout autant polarisés en faveur du parti démocrate. C’est sans compter les non affiliés.
Par contraste, bien que les candidats présidentiels républicains soient appuyés par la majorité des protestants mainline blancs ainsi que par la majorité des catholiques depuis 2016, ces deux mondes demeurent les plus partagés politiquement. C’est de plus en plus le cas des Hispaniques. Ces électorats sont donc stratégiques.
Aussi, le vote des musulmans, des juifs ou des autochtones pourrait créer localement des surprises. Tous ces éléments sont susceptibles de troubler la ligne de partage habituelle entre les identités partisanes.
Pour l’heure
Après un match revanche Biden-Trump annulé, un passage de relais de Biden à Harris et un ralliement de Kennedy à Trump, la nouvelle campagne causera-t-elle un rebrassage des cartes ethnoreligieuses ?
Dans un contexte où le vote des femmes et des hommes s’est polarisé, le récent sondage de Pew montre que les inclinaisons politiques des groupes ethnoreligieux ont très peu bougé depuis le printemps où Biden ressortait affaibli. Harris a regagné un bon nombre de protestants noirs et surtout de catholiques hispaniques. La majorité (52 %) des catholiques demeurent pro-Trump avec un écart qui se resserre. Par contre, le sondage EWTN News/Real Clear indique que la moitié (50 %) des catholiques penchent du côté de Harris.
À l’heure où chaque suffrage compte, les moindres changements dans les inclinaisons partisanes ou dans les taux de mobilisation des groupes ethniques et religieux peuvent jouer un rôle inopiné dans plusieurs États clés.