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Un homme sert la main d'une femme
Le débat présidentiel télévisé du 10 septembre dernier entre Donald Trump et Kamala Harrisa suscité une vague d'analyses sur la communication non verbale. (AP Photo/Alex Brandon)

Décrypter le langage corporel des politiciens : attention aux analyses trompeuses !

Dans la foulée du débat présidentiel américain, les « experts en langage corporel » s’en sont donné à cœur joie. Apparemment, il serait possible, par la simple observation des mouvements du corps et du visage, de savoir ce que pensent, mais ne disent pas Donald Trump et Kamala Harris.

À l’approche du scrutin, leurs moindres gestes seront « décryptés » et diffusés dans les médias. Mais que valent de telles analyses ?

Depuis plus de 10 ans maintenant, je m’intéresse à l’influence des croyances sur la communication non verbale, dans un contexte particulier, celui des procès. Mes travaux montrent que certains juges, lorsqu’ils évaluent la crédibilité des témoins, utilisent des croyances non fondées ou démontrées fausses. De telles croyances peuvent les amener à ne pas croire des témoins honnêtes et à croire des témoins malhonnêtes.


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La communication non verbale et l’état de la science

La communication non verbale, c’est-à-dire la communication effectuée autrement que par les mots, fait l’objet de milliers de publications scientifiques depuis des dizaines d’années.

quatre torses humains avec les mains dans des positions différentes
De nombreuses recherches scientifiques s’intéressent à la communication non verbale. (Shutterstock)

Du rôle des expressions faciales dans le développement du lien de confiance entre les médecins et les patients, en passant par l’impact des gestes dans la prise de parole en public et l’évaluation de la crédibilité des témoins lors de procès, la communication non verbale est étudiée dans une multitude de disciplines, par exemple, en communication, en psychologie, en criminologie, et en informatique. Des chercheurs œuvrant partout dans le monde publient des articles révisés par les pairs sur la communication non verbale.

Voici des constats qui méritent une attention particulière :

Premièrement, il n’y a pas de dictionnaire validé scientifiquement qui permet de « décrypter » les mouvements du corps et du visage comme les mots d’une langue, d’un simple regard, contrairement à ce qui est proposé par des experts en langage corporel.

Deuxièmement, il n’y a pas d’effet Pinocchio, soit des mouvements du corps ou du visage permettant de savoir, à tout coup, qui est honnête et qui est malhonnête. Pourtant, plusieurs ont des croyances à l’effet contraire.

Par exemple, dans différents pays, des personnes croient que le détournement du regard est un signe de mensonge. Mais cette croyance est erronée. En réalité, des personnes honnêtes peuvent détourner le regard, pour plusieurs raisons. Dans certaines cultures, par exemple, le détournement du regard est un signe de respect. Hormis le regard, la nervosité et l’hésitation sont aussi associées au mensonge, alors qu’en réalité, des personnes honnêtes peuvent être nerveuses et hésitantes. De telles croyances sont véhiculées, entre autres, par des individus qui, de manière formelle ou non, se présentent comme des experts en langage corporel.

Tromperie, authenticité, compétence : impossible de savoir par l’observation

Sur les médias traditionnels et sociaux, notamment sur YouTube, des experts en langage corporel « décryptent » les mouvements du corps et du visage de célébrités. Leurs moindres gestes révéleraient la tromperie, l’authenticité, la compétence. Il en est de même pour des politiciens et politiciennes, tant à la suite d’interventions publiques que de débats. Mais les conclusions des experts en langage corporel, basées sur l’observation des mouvements du corps et du visage, sont plutôt discutables, voire totalement frivoles. Au surplus, leurs analyses présentent des failles majeures.


L’expertise universitaire, l’exigence journalistique.

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Il leur arrive, par exemple, d’invoquer la science, tel un argument d’autorité. Pour ensuite la contredire lorsqu’elle n’appuie pas leurs discours. Des experts en langage corporel peuvent affirmer qu’il n’y a pas d’effet Pinocchio, mais ensuite regarder des vidéos, appuyer sur pause, et pointer du doigt des comportements qui, apparemment, indiqueraient ce que des politiciens et politiciennes pensent, mais ne disent pas. Des partisans de telles analyses vont même jusqu’à harceler et tenter d’intimider des chercheurs qui remettent les pendules à l’heure.

Parfois, les experts en langage corporel lancent aussi des appels à la prudence. Même si, en apparence, ils semblent censés, en réalité ils sont inapplicables. Par exemple, ils conseillent de regarder les changements de comportement des politiciens et politiciennes par rapport à leur comportement « normal », mais en pratique, comment faire ? À quel moment les changements de comportement doivent-ils être considérés ? Un petit changement doit-il être considéré au même titre qu’un gros changement ? Le poids à accorder à un changement d’expression faciale est-il le même que le poids à accorder à un changement de posture ? Les experts en langage corporel en disent peu.

En plus des changements, des experts en langage corporel ajoutent que plusieurs mouvements du corps et du visage devraient être observés avant de conclure quoi que ce soit. Or, considérer plusieurs mouvements du corps et du visage n’ayant aucune valeur n’augmente pas la valeur d’un jugement erroné.

Évidemment, les analyses des experts en langage corporel peuvent être divertissantes. Toutefois, en diffusant des croyances non fondées ou démontrées fausses, les experts en langage corporel contribuent à un écosystème de désinformation. Leur portée est tributaire de l’attention qui leur est accordée par des médias traditionnels et de la visibilité qui leur est offerte par les médias sociaux.

Le danger de développer de certitudes erronées

La popularité des croyances non fondées ou démontrées fausses sur la communication non verbale n’est pas un enjeu anodin. Des électeurs pourraient développer des certitudes erronées à l’endroit de politiciens et politiciennes. Puis lorsque de telles croyances sont adoptées par des personnes en situation d’autorité, par exemple, des policiers et des juges, les conséquences peuvent être désastreuses.

Une femme assise montre une photo à un homme assis devant elle
Certaines techniques d’interrogation policières s’appuient sur des croyances qui n’ont pas de fondements scientifiques. (Shutterstock)

Aux États-Unis, par exemple, une technique d’interrogatoire suggère à des policiers qu’un mouvement sur la chaise et que le détournement du regard devraient éveiller la suspicion. Mais de telles croyances n’ont aucune valeur. Elles peuvent renforcer la perception de culpabilité d’individus qui, en réalité, n’ont rien à se reprocher.

Pire, lors de procès, des témoins honnêtes peuvent être jugés malhonnêtes, et des témoins malhonnêtes, jugés honnêtes sur la base d’observations questionnables. Dans des jugements écrits de tribunaux canadiens que j’ai étudiés, certains juges ont décidé que des enfants victimes de crimes sexuels n’étaient pas crédibles parce qu’ils ne présentaient pas un comportement attendu ou qu’ils présentaient un comportement inattendu. Par exemple, des enfants qui ne montraient pas d’émotions lors de leur témoignage n’ont pas été jugés crédibles. Pourtant, tous les enfants ne réagissent pas de la même façon. D’ailleurs, « les enfants interrogés par la police sont souvent neutres au moment de la révélation, et la plupart d’entre eux ne pleurent pas ». Mais certains juges croient le contraire.

balance sur le bureau du juge dans une salle de cour
Les croyances erronées sur la communication non verbale peuvent avoir un impact sur l’évaluation de la crédibilité de témoins. (Shutterstock)

L’enjeu n’est pas anodin. Comme le rappelle la Cour suprême du Canada « la crédibilité est une question omniprésente dans la plupart des procès qui, dans sa portée la plus étendue, peut équivaloir à une décision sur la culpabilité ou l’innocence ». Les croyances non fondées ou démontrées fausses sur la communication non verbale peuvent donc nuire au bon fonctionnement et à la confiance du public à l’endroit du système de justice, un pilier des démocraties basées sur la primauté du droit.

En somme, même si les « experts en langage corporel » peuvent être convaincus des idées qu’ils présentent, leurs analyses des politiciens et politiciennes ne sont pas toujours inoffensives, aussi divertissantes puissent-elles être. L’attention qui leur est accordée et la visibilité qui leur est offerte dans les médias devraient donc être revues au nom de l’intérêt public.